Pour faire la guerre au virus, armons numériquement les enquêteurs sanitaires

Pourquoi se focaliser sur une application qu'il faudra discuter à l'Assemblée nationale et qui risque de ne jamais voir le jour, alors que nous devrions déjà nous concentrer sur la constitution et l'outillage numérique d'une véritable armée d'enquêteurs en épidémiologie ?



Tribune

Le débat sur l’apport du numérique à la résolution de la crise sanitaire actuelle est bien mal engagé. Une énergie considérable est consacrée à développer et affiner le controversé projet d’application de traçage StopCovid, dont la faisabilité et l’utilité restent pourtant sujettes à caution. Pendant qu’on en développe plusieurs versions, qu’on engage un bras de fer avec Google et Apple et qu’on mobilise les parlementaires à discuter et voter sur une application qui risque de ne jamais voir le jour, rien n’est dit de la préparation de l’équipement numérique de la «force sanitaire», cette «armée» d’enquêteurs de terrain qu’il va falloir déployer à partir du déconfinement pour remonter et casser les chaînes de transmission.


Pourtant, pour l’anthropologue et médecin Paul Farmer, ex-envoyé spécial des Nations unies à Haïti après le séisme en 2009, la réponse à une épidémie, c’est avant tout «staff and stuff» : des gens et des choses.

Côté stuff, on imagine qu’on disposera bientôt de masques, matériels, tests et réactif en quantités. C’est le premier prérequis pour amorcer la sortie du déconfinement.

Côté staff, on sait qu’il va falloir constituer une «armée» d’enquêteurs de terrain, pour repérer les contacts, remonter les chaînes de transmission, contacter les personnes atteintes ou susceptibles de l’être, les convaincre de s’isoler (chez elles ou dans des structures d’accueil)… C’est l’autre prérequis.

C’est ce type de travail, ce sont ces investigations qui avaient permis d’enrayer la propagation dans le cluster de Contamines-Montjoie début février. Un tel travail d’enquête présente deux dimensions. Prospective : il s’agit d’identifier toutes les personnes qui ont été en contact direct avec le patient depuis le début de la maladie. Rétrospective : il s’agit de remonter à l’origine de la contamination du patient. Avec l’entrée dans la phase 3, le ministère de la Santé avait renoncé à investiguer les nouveaux cas. Faute d’épidémiologistes en nombre suffisant.

 Avec le numérique faire la guerre au virus, pas aux personnes !


La stratégie de sortie du confinement repose, on le sait, sur le dépistage à grande échelle. L’intérêt des tests, c’est qu’on va pouvoir isoler les personnes atteintes, mais aussi, en les interrogeant, savoir comment elles ont été contaminées, repérer, le cas échéant, les nouveaux foyers de transmission, et, c’est le fameux «suivi de contacts», recenser les personnes qu’elles ont croisées. Et de ce fait, passer d’une guerre contre les personnes contaminées/contaminantes (qu’on repère et confine) à une guerre contre le virus (qu’on empêche de passer d’une personne à l’autre, d’une personne à une surface, d’une surface à une personne…).

Ces enquêtes, minutieuses, fastidieuses, peuvent mobiliser des effectifs importants. 9 000 enquêteurs à Wuhan (pour une ville de 11 millions d’habitants), 20 000 en Corée (qui en compte 52 millions). Les experts en santé publique de l’université Johns-Hopkins estiment ainsi à 100 000 le nombre d’enquêteurs qu’il faudrait aligner aux Etats-Unis pour un coût d’environ 3,6 milliards de dollars. Selon Tom Frieden, un ancien directeur du CDC, ce chiffre pourrait être trois fois plus élevé. En Allemagne, le gouvernement fédéral envisage de recruter 20 000 agents (une équipe de cinq personnes pour 20 000 habitants). En Belgique, Wallonie, Bruxelles et Flandre comptent recruter 2 000 enquêteurs.

En France, selon le président du Conseil scientifique, Jean-François Delfraissy, ce sont entre 10 000 et 15 000 nouvelles contaminations par jour qui pourraient être enregistrées à partir de la mi-mai ou de la fin mai. Pour prendre en charge les nouveaux contaminés et tracer les cas contacts, il évalue à 20 000 ou 30 000 personnes la taille de cette «force sanitaire» : «une armada» pour reprendre ses mots. Il alerte : «Si on n’a pas cette brigade, une app numérique ne marchera pas.»

Recruter, former et outiller des milliers d’enquêteurs


Ces 20 ou 30 000 «traceurs de contacts», il va falloir les recruter. En puisant dans la Réserve sanitaire ou parmi les 19 000 inscrits sur le Slack de l’AP-HP ouvert aux volontaires non-soignants. En faisant appel à des étudiants en médecine. C’est très certainement l’une des priorités de Jean Castex, chargé d’orchestrer le déconfinement. On ignore, à ce jour, si cette brigade sera placée sous l’autorité du ministère de la Santé (et des Agences régionales de Santé) ou sous celle de l’Intérieur (et donc des préfets). Ce n’est évidemment pas neutre.

Ces assistants-enquêteurs, même s’ils seront encadrés par des professionnels, il va aussi falloir les former. Ce n’est pas forcément une tâche simple que d’interroger une personne testée positive, exposée à des formes de complication sévères. Il faudra inspirer confiance aux personnes atteintes pour qu’elles acceptent de reconstituer leur parcours au cours des quatorze derniers jours, recenser les personnes avec qui elles ont été en contact, dans quels lieux elles ont séjourné plus de quelques minutes, etc. Elles vont devoir puiser dans leur mémoire, revisiter leurs appuis numériques ou non (agendas, apps de géolocalisation…). Les enquêteurs traverseront des moments émotionnellement difficiles : quand, par exemple, une personne leur déroulera la liste de parents déjà morts ou dans un lit de réanimation.

Il reviendra peut-être, aussi, à ces enquêteurs de convaincre les personnes de s’isoler pendant une quinzaine de jours, de leur proposer une solution d’hébergement ou de leur expliquer les mesures à respecter si elles décident de rester avec leurs proches. Là aussi, elles devront faire preuve d’empathie. Comme l’expliquait une épidémiologiste dans The Hill, «la recherche de contacts repose sur des échanges profondément humains. Il n’existe pas d’application pour cela».

Ce qui ne veut pas dire que le numérique ne peut pas les aider. Car ces enquêteurs, il va falloir les outiller. En tutoriels. En questionnaires pour accompagner et guider la personne atteinte dans recherche de contacts («Quand avez-vous déjeuné ? Où étiez-vous alors ?»). Il faudra déployer une plateforme pour remonter et centraliser les données, dans le respect de la vie privée de l’ensemble des personnes concernées, malades, proches, enquêteurs eux-mêmes ! Et des outils pour interagir rapidement avec les épidémiologistes plus chevronnés et avec la chaîne aval (masques, tests et isolement volontaire). On peut aussi imaginer des bases de connaissance pour aider les enquêteurs à apporter des réponses précises et documentées aux personnes qu’elles seront amenées à interroger. Il faut aussi envisager le cas de personnes atteintes qui ne parleraient pas le français, et prévoir la possibilité de faire appel à distance à des interprètes.

Délai record


C’est sur l’outillage numérique des enquêteurs et sur le recueil des données les plus utiles que devraient se concentrer les efforts et le débat, pour que la France se dote du seul moyen reconnu à ce jour comme efficace pour lutter contre la pandémie.

Notre fascination collective pour les applications de traçage révèle notre désir d’en finir «magiquement», grâce à une killer app qui résoudrait tout, avec la maladie. Mais la lutte contre le Covid-19 semble devoir passer plutôt par un ensemble de mesures qui, ensemble, dixième de point par dixième de point, ramènent et maintiennent l’épidémie sous le seuil d’explosion des cas. Plus que de solution high-tech «hackant» le Bluetooth de nos smartphones, la situation appelle à la construction d’un bon système d’information réparti, moderne, simple, fonctionnel, aidant les agents, permettant exploitation et consolidation des données. Car sans lui, comment sérieusement penser qu’on va pouvoir recruter plusieurs milliers d’agents et les faire travailler ensemble ? La puissance du numérique rend possible de les former, de les encadrer et de les coordonner dans le délai record qui nous est imparti.

Comme le relevait le professeur William Dab, ancien directeur général de la santé, «annoncer la levée du confinement, sans savoir où et comment les nouveaux cas se contaminent, c’est jouer aux dés». Alors apprenons, et vite ! Le numérique doit servir à cela. Modestement, concrètement, efficacement.

Didier Sicard Président d'honneur du Comité National d'Ethique 
Benoit Thieulin ancien président du Conseil national du numérique 
Maurice Ronai ancien commissaire à la Cnil 
Godefroy Beauvallet ancien vice-président du Conseil national du numérique
  

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